À un an de la Coupe du monde 2022 de la FIFA, le temps presse et le Qatar n’a toujours pas respecté sa promesse d’abolir le système de parrainage (kafala), ni renforcé la protection des travailleurs migrants, a déclaré Amnesty International mardi 16 novembre. Dans un document intitulé Reality Check 2021, une nouvelle analyse des avancées enregistrées par le Qatar en matière de réforme de son système d’emploi, l’organisation conclut que les progrès sont au point mort depuis un an, et que les anciennes pratiques abusives ont refait surface, ravivant les pires aspects du système de kafala et compromettant certaines des réformes récentes.
La réalité quotidienne de nombreux travailleurs et travailleuses migrants dans le pays reste éprouvante, malgré des modifications apportées à la loi depuis 2017.
Alors que le bilan du Qatar en termes de droits humains attire de plus en plus les regards à l’approche de la Coupe, Amnesty International demande aux autorités qatariennes d’agir en urgence afin d’accélérer le processus de réforme avant qu’il ne soit trop tard.
Le temps presse mais il n’est pas trop tard pour traduire les engagements écrits en actions concrètes.
Mark Dummett, directeur du programme Thématiques mondiales à Amnesty International
« Le temps presse mais il n’est pas trop tard pour traduire les engagements écrits en actions concrètes. Les autorités qatariennes doivent faire preuve d’audace et embrasser pleinement leur programme de réforme du monde du travail sans plus de délai ; les avancées obtenues ne serviront à rien si le Qatar se contente d’une mise en œuvre faible des politiques adoptées et n’amène pas les auteurs de violations à rendre des comptes », a déclaré Mark Dummett, directeur du programme Thématiques mondiales à Amnesty International.
« L’autosatisfaction manifeste des autorités expose des milliers de personnes à un risque persistant d’exploitation par des employeurs peu scrupuleux, dans des situations où beaucoup d’entre elles ne sont pas en mesure de changer d’emploi et sont victimes de pratiques s’apparentant à un vol de salaire. Elles n’ont presque aucun espoir d’obtenir justice, des réparations ou une indemnisation. Après la Coupe du monde, le futur des travailleurs et travailleuses qui resteront au Qatar sera encore plus incertain. »
Avant le mois d’août 2020, le Qatar avait adopté deux lois visant à mettre fin aux restrictions empêchant les travailleurs migrants de quitter le pays et de changer de travail sans la permission de leur employeur. Si elles étaient correctement appliquées, ces lois permettraient de mettre un coup fatal au système de kafala, qui continue à lier les travailleurs à leur employeur ; or, des travailleurs ont déclaré à Amnesty International qu’ils restent confrontés à des obstacles majeurs lorsqu’ils essaient de changer de travail, ainsi qu’aux réactions négatives de patrons mécontents.
Jacob (son nom a été changé), un travailleur migrant se trouvant au Qatar depuis plus de cinq ans, a déclaré : « Nous avons vu des changements sur le papier mais pas sur le terrain […] Quand on se rend au sein d’une entreprise et que l’on est parmi les employés, on voit bien que les changements sont minimes. La situation reste affligeante. »
Des travailleurs restent liés à des emplois qu’ils souhaitent quitter
Le Qatar a adopté depuis 2017 une série de réformes positives censées bénéficier aux travailleurs et travailleuses migrants. On peut notamment citer la loi réglementant la durée du travail des employé·e·s de maison, la mise sur pied de tribunaux spécialisés dans le droit du travail pour améliorer l’accès à la justice, la création d’un fonds destiné au versement d’indemnités pour les salaires impayés, ainsi que la fixation d’un salaire minimum. Le pays a également ratifié deux traités internationaux majeurs, sans reconnaître toutefois le droit des travailleurs et travailleuses migrants d’adhérer à un syndicat.
Tout manquement à leur mise en œuvre signifie que l’exploitation continue.
Par exemple, si le Qatar a supprimé l’obligation d’obtenir un permis de sortie et une « lettre de non objection » (NOC) pour la plupart des travailleurs migrants, leur permettant ainsi de quitter le pays et de changer de travail sans avoir à demander la permission des employeurs les ayant parrainés, un processus systématisant l’utilisation des NOC a été établi de fait et certains éléments problématiques du système de kafala restent en place. Cela inclut la possibilité pour des employeurs abusifs de s’opposer à ce que les travailleurs migrants changent de travail, et de contrôler leur statut juridique.
Aisha, qui travaille dans l’hôtellerie, a décrit avoir été menacée par son patron lorsqu’elle a refusé de signer un nouveau contrat avec lui et a demandé à changer d’employeur. On lui a dit qu’elle devait payer 6 000 riyals qatariens (environ 1 650 dollars des États-Unis) – soit plus de cinq fois son salaire mensuel – pour une NOC, sans quoi elle serait renvoyée chez elle. Si la modification de la loi aurait dû permettre à Aisha de changer librement de travail, la plainte qu’elle a déposée auprès du Ministère du développement administratif, du Travail et des Affaires sociales a été rejetée.
« Tout cela a eu un énorme impact sur moi, mais également sur mes proches parce qu’en tant que principal soutien de famille, ce n’est pas facile de faire face à une telle situation. Parfois, je n’ai pas envie de me réveiller le matin », Aisha a-t-elle déclaré à Amnesty International.
Si la NOC a été abolie en droit, des organisations soutenant les travailleurs et travailleuses migrants, ainsi que certaines ambassades à Doha ont constaté que le fait de ne pas inclure une forme ou une autre d’accord écrit de la part de l’employeur actuel semble accroître le risque qu’une demande de changement d’emploi soit rejetée. Cela a entraîné l’apparition d’un « marché de la NOC », devenu une activité lucrative pour certains employés abusifs.
D’autres dérives incluent le non-versement de salaires et le refus d’octroyer certains avantages, afin qu’il soit plus difficile pour les travailleurs et travailleuses de quitter leur emploi. Les migrant·e·s continuent à dépendre de leurs employeurs pour entrer au Qatar et y rester, ce qui donne lieu à des accusations de « fuite » et à l’annulation du permis de résident, tactiques auxquelles les employeurs abusifs recourent afin de contrôler leur main-d’œuvre.
L’exploitation à grande échelle continue
Dans le cadre de son analyse, Amnesty International a également découvert que les paiements tardifs et non-paiements de salaires, ainsi que d’autres avantages contractuels, font toujours partie des formes d’atteintes au droit du travail les plus fréquentes dont sont victimes les travailleurs migrants au Qatar. Leur accès à la justice reste pourtant très restreint et il est toujours interdit aux travailleurs de se syndiquer afin de lutter collectivement pour leurs droits.
En août 2021, Amnesty International a dénoncé le manquement des autorités qatariennes au devoir d’enquêter sur les décès de plusieurs milliers de travailleurs migrants, alors qu’un lien avait été établi entre leur mort prématurée et leurs conditions de travail dangereuses. Bien que de nouvelles protections aient été introduites en faveur des travailleurs, plusieurs risques majeurs subsistent – par exemple, la nouvelle réglementation ne prévoit pas de période de repos obligatoire d’une durée en rapport avec le climat ou le type de travail effectué – et les autorités ont peu fait pour enquêter sur l’ampleur des décès inexpliqués.
Le Qatar est l’un des pays les plus riches du monde, mais son économie dépend des deux millions de travailleurs et travailleuses migrants qui vivent sur place.
« Le Qatar est l’un des pays les plus riches du monde, mais son économie dépend des deux millions de travailleurs et travailleuses migrants qui vivent sur place. Chacune de ces personnes a le droit d’être traitée de manière juste au travail, et d’obtenir justice et des réparations lorsqu’elles sont victimes d’abus », a déclaré Mark Dummett.
« Si le Qatar indique clairement que les atteintes au droit du travail ne seront pas tolérées, en poursuivant les employeurs qui enfreignent la loi et en protégeant les droits des travailleurs et des travailleuses, il pourra nous donner un tournoi qui aura de quoi nous réjouir tous et toutes. Mais cet objectif est loin d’être atteint. »
Amnesty International demande aussi à la Fédération internationale de football association (FIFA), qui organise la Coupe du monde, d’assumer ses responsabilités, en identifiant, prévenant, limitant et palliant les risques liés à ce tournoi en matière de droits humains. Cela inclut les risques pesant sur les employé·e·s d’industries telles que l’hôtellerie et le transport, qui se sont très fortement développées en prévision des matchs. La FIFA doit aussi utiliser sa voix, en public et en privé, pour demander au gouvernement qatarien de respecter son programme de réforme du droit du travail, avant le match d’ouverture de la Coupe du monde.