Les autorités tunisiennes doivent mener dans les meilleurs délais une enquête approfondie sur les circonstances de l’enlèvement, de la disparition forcée et du retour forcé en Algérie de Slimane Bouhafs, un militant algérien à qui le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a accordé le statut de réfugié en Tunisie, a déclaré Amnesty International vendredi 3 septembre. En vertu du droit international relatif aux droits humains, la Tunisie est tenue de protéger les réfugié·e·s et de ne pas les expulser ou renvoyer vers un pays où ils risquent d’être persécutés.
Amnesty International demande aux autorités algériennes de libérer immédiatement cet homme et de lui permettre de quitter l’Algérie. Il avait précédemment été emprisonné en Algérie pour avoir exercé son droit légitime à la liberté d’expression en publiant sur Facebook des commentaires considérés comme insultants vis-à-vis de l’islam. Sa famille pense qu’il risque fort d’être soumis à des mauvais traitements dans les prisons algériennes, où il avait précédemment été brutalisé.
« Après avoir purgé deux ans d’une peine d’emprisonnement injuste en Algérie, Slimane Bouhafs s’est rendu en Tunisie pour se mettre en sécurité, mais il semble qu’il n’était pas suffisamment loin pour se tenir hors de la portée du gouvernement algérien », a déclaré Amna Guellali, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
Le gouvernement tunisien partage la responsabilité du sort réservé à cet homme et il doit admettre le rôle qu’il a joué dans son enlèvement et son retour forcé.
Amna Guellali, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
“Le gouvernement tunisien partage la responsabilité du sort réservé à cet homme et il doit admettre le rôle qu’il a joué dans son enlèvement et son retour forcé. Son renvoi s’apparente à une expulsion, et constitue un précédent extrêmement inquiétant pour la Tunisie. En vertu du droit international, aucune personne ne devrait être renvoyée dans un pays où elle est exposée à un risque élevé de persécution ou de violations des droits humains. »
Slimane Bouhafs, converti au christianisme, a été condamné le 6 septembre 2016 à trois ans de prison pour avoir « insulté le prophète » et « dénigré les principes et préceptes de l’islam », au titre de l’article 144 bis 2 du Code pénal algérien, en relation avec des publications sur Facebook jugées insultantes pour l’islam et le prophète Mahomet. Il n’a à aucun moment été autorisé à s’entretenir avec un avocat lors de son procès en première instance, et il n’a pu avoir accès à un avocat qu’au cours de son procès en appel. Slimane Bouhafs a passé près de deux ans en prison et a été libéré en 2018 après avoir bénéficié d’une grâce présidentielle. Il s’est rendu en Tunisie et le HCR l’a reconnu comme réfugié en 2020.
Un membre de sa famille, qui a demandé à garder l’anonymat par crainte de représailles, a déclaré à Amnesty International que Slimane Bouhafs avait été enlevé dans le quartier de Hay Tahrir, où il vit, le 25 août à 13 heures, et que des voisins ont vu trois hommes en civil descendre d’une voiture noire garée devant son domicile.
« Le chauffeur du véhicule est resté au volant, tandis que trois autres hommes se sont présentés à son appartement et l’ont forcé à en sortir. L’un d’entre eux portait une valise qui contenait manifestement ses affaires, et puis ils sont partis. Les voisins sont immédiatement allés parler à la police pour apporter leur témoignage », a-t-il dit.
Pendant quatre jours, sa famille n’a pas su où il se trouvait et a craint qu’il n’ait été soumis à une disparition forcée par les autorités algériennes ou tunisiennes ou des groupes armés non-étatiques. Le 29 août, sa famille a appris par des sources non officielles qu’il se trouvait en garde à vue dans un poste de police d’Alger. Le 1er septembre, il a comparu devant le juge d’instruction du tribunal de Sidi M’hamed à Alger, et a été placé en détention provisoire sur la base de six charges, qui n’ont pas encore été divulguées.
Ni les autorités tunisiennes, ni les autorités algériennes n’ont fait de déclaration à propos de Slimane Bouhafs, et elles n’ont pas non plus précisé s’il avait été expulsé ou extradé vers l’Algérie après une requête du gouvernement algérien en ce sens.
Dans un message officiel, le HCR a fait état de sa vive inquiétude face aux informations selon lesquelles un homme a été renvoyé de force dans son pays d’origine après avoir été reconnu comme réfugié par ses services en Tunisie, ajoutant qu’il effectuait un suivi sur ce signalement et demandait que ces allégations soient examinées par les autorités.
Le fait que la Tunisie ait pu avoir connaissance de son renvoi forcé en Algérie, y avoir contribué ou avoir donné son assentiment malgré le statut de réfugié de Slimane Bouhafs constituerait une grave violation du principe de « non-refoulement » et du droit international relatif aux réfugié·e·s. Le fait que le HCR ait accordé le statut de réfugié à Slimane Bouhafs suppose que l’on ait établi que sa crainte d’être persécuté s’il rentrait en Algérie était fondée.
Par ailleurs, la Convention contre la torture, à laquelle la Tunisie est partie, interdit de manière explicite l’extradition de personnes vers des pays où il existe des raisons sérieuses de penser qu’elles risquent d’être victimes de torture.
Aux termes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Tunisie est aussi tenue de protéger le droit à la vie des individus se trouvant sur son territoire et soumis à sa juridiction, notamment en fournissant la protection requise aux personnes particulièrement en danger, telles que les réfugié·e·s, et en adoptant sans délai des mesures efficaces quand des personnes sont exposées à un risque spécifique, et de mener des enquêtes rigoureuses sur les menaces contre leur vie.
Si on ignore toujours quelles charges ont été retenues contre lui, plusieurs médias algériens ont cité des fonctionnaires ayant confirmé anonymement qu’il est visé par une enquête en raison de son appartenance supposée au Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), que les autorités ont récemment classifié comme un groupe terroriste.
Depuis avril 2021, les autorités algériennes recourent de façon croissante à des accusations de « terrorisme » ou de « complot contre l’État » pour poursuivre en justice des défenseur·e·s des droits humains et des militant·e·s du Hirak. Le 18 mai, le Haut conseil de sécurité, un organe consultatif chargé de conseiller le président de la République sur les questions de sécurité, a annoncé que l’organisation politique d’opposition Rachad et le MAK ont été qualifiés d’« entités terroristes ». En juin, les autorités ont modifié le Code pénal afin d’élargir la définition du terrorisme de sorte à y inclure le fait d’« œuvrer ou inciter à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels. » Le 18 août, le Haut conseil de sécurité, où siège le président Tebboune, a décidé d’arrêter l’ensemble des personnes appartenant à ces deux mouvements, que les autorités accusent d’être impliqués dans les incendies ayant fait des dizaines de morts en Kabylie, jusqu’à ce qu’elles soient « radicalement éradiquées ».
« Les autorités algériennes doivent relâcher Slimane Bouhafs immédiatement, et veiller à ce qu’il ne soit pas soumis au moindre mauvais traitement en prison. Une personne s’étant vu accorder le statut de réfugié ne doit sous aucune circonstance être renvoyée dans le pays qu’elle a fui », a déclaré Amna Guellali.