Les autorités libanaises font depuis un an obstruction à la quête de justice et de vérité des victimes à la suite de la terrible explosion qui a dévasté le port de Beyrouth, a déclaré Amnesty International à l’approche du premier anniversaire de cette catastrophe.
Plus de 217 personnes ont été tuées et 7 000 blessées quand 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé dans le port de Beyrouth, le 4 août 2020. Les destructions massives ont conduit au déplacement de quelque 300 000 personnes, l’explosion ayant provoqué des dégâts jusque dans un rayon de 20 kilomètres.
Au cours des 12 derniers mois, les efforts incessants déployés par les autorités libanaises pour protéger les responsables ont de façon répétée entravé le cours de l’enquête. Les autorités ont écarté le premier juge qui avait été chargé de l’enquête, après qu’il eut convoqué des personnalités politiques pour les interroger, et elles ont jusqu’à présente rejeté les demandes du nouveau juge d’instruction visant à obtenir la levée de l’immunité parlementaire de députés et à interroger de hauts responsables des forces de sécurité au sujet de cette tragédie.
L’explosion du port de Beyrouth, qui est l’une des plus fortes explosions non nucléaires que le monde ait connues, a causé des destructions massives et d’immenses souffrances.
Lynn Maalouf, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International
Les autorités libanaises ont promis qu’une enquête allait être promptement menée. Or, elles ont de façon éhontée bloqué et retardé le cours de la justice à maintes reprises, malgré l’inlassable campagne pour la justice et la reddition de comptes menée par des victimes et des familles de victimes.» a déclaré Lynn Maalouf, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Le gouvernement libanais n’a pas protégé la vie de la population, pas plus qu’il ne protège, depuis si longtemps, ses droits socioéconomiques fondamentaux. En bloquant les tentatives du juge visant à interroger des responsables politiques, les autorités ont porté un nouveau coup au peuple libanais. Face à une tragédie d’une telle ampleur, il est consternant de voir jusqu’à quelles extrémités les autorités libanaises peuvent aller pour échapper à un examen. »
À l’approche du premier anniversaire de la catastrophe, des habitant·e·s de Beyrouth profondément traumatisés n’ont toujours pas surmonté les terribles conséquences de l’explosion.
Mireille Khoury, dont le fils de 15 ans, Elias, est mort des suites des blessures subies lors de l’explosion, a décrit à Amnesty International les effroyables événements qui se sont produits ce jour-là :
« Le 4 août, ça a été comme la fin du monde. On a cru que c’était juste un incendie […] J’ai perdu connaissance, et quand je me suis réveillée, ma maison était en ruines. Ma fille m’a demandé ce qui était arrivé. Elle était blessée, et moi aussi j’étais blessée. Je me suis précipitée dehors, et j’ai trouvé mon fils dans l’escalier, blessé et couvert de sang […] Ce jour-là, ils ont saccagé nos vies, a-t-elle déclaré.
« Si les autorités libanaises permettent que des comptes ne soient pas rendus pour ce crime, elles marqueront l’histoire de la plus horrible manière », a-t-elle dit, ajoutant qu’elle pense que seule une enquête internationale permettra d’assurer la justice.
Des documents officiels ont été divulgués indiquant que les douanes, les autorités militaires et de la sécurité, ainsi que les autorités judiciaires, avaient averti les gouvernements successifs de la présence dans le port d’un dangereux stock de produits chimiques explosifs, à au moins dix reprises au cours des six dernières années ; mais aucune mesure n’a été prise. Le président a en outre déclaré qu’il avait connaissance de ce danger, mais qu’il avait « laissé les autorités portuaires s’en occuper ».
Malgré cela, des députés et des responsables brandissent leur droit à l’immunité depuis le début de l’enquête. Cette stratégie a été utilisée maintes et maintes fois dans un contexte, depuis des décennies, d’amnistie d’après conflit au Liban, permettant de protéger des individus soupçonnés d’avoir commis de graves crimes de droit international, et privant des milliers de victimes de toute forme de reconnaissance, et de justice.
Entrave à la justice
Le 10 décembre 2020, le juge Fadi Sawan, le premier juge d’instruction nommé dans cette affaire, a inculpé l’ancien ministre des Finances Ali Hassan Khalil, les anciens ministres des Travaux publics Youssef Fenianos et Ghazi Zeaiter, et le Premier ministre démissionnaire Hassan Diab, de « négligence » criminelle. Ils ont tous refusé d’être auditionnés par le juge. Hassan Diab a déclaré que cette décision constituait une violation de la Constitution. Ghazi Zeaiter et Ali Hassan Khalil ont formé un recours devant la Cour de Cassation afin que le juge Sawan soit dessaisi de l’enquête, invoquant l’immunité parlementaire.
En conséquence, le juge Sawan a suspendu l’enquête le 17 décembre 2020 pendant près de deux mois. Peu après le 18 février 2021, la Cour de Cassation libanaise a récusé le juge Sawan. Cette décision a été accueillie avec beaucoup de colère par les familles des victimes, qui sont descendues dans la rue pour condamner l’ingérence politique dans l’enquête.
Le 2 juillet 2021, le nouveau juge chargé d’instruire l’affaire, le juge Tarek Bitar, a soumis au Parlement une demande de levée de l’immunité parlementaire des députés Ali Hasan Khalil, Ghazi Zeaiter et Nouhad Machnouk, et visé plusieurs autres hauts responsables.
En réaction, 26 députés des blocs du mouvement Amal – qui a pour chef le président de la Chambre des députés, Nabih Berri –, du Hezbollah et du Mouvement du futur ont signé une pétition demandant l’ouverture d’une procédure parallèle dans l’objectif d’éviter des interrogatoires par le juge Bitar. Six députés ont par la suite retiré leur signature, face à la levée de boucliers, sur les réseaux sociaux, de familles de victimes et de militant·e·s de la société civile.
Parallèlement à cela, le ministre de l’Intérieur a rejeté une demande du juge Bitar visant à interroger le chef de la Direction générale de la sûreté générale, Abbas Ibrahim, l’un des plus puissants généraux libanais. Le juge a formé un recours contre cette décision. Des avancées encourageantes ont cependant été notées récemment : les associations des barreaux de Beyrouth et de Tripoli ont levé l’immunité de hauts responsables qui sont également avocats – mais l’immunité parlementaire n’a pas été levée.
L’immunité accordée à des responsables politiques est directement incompatible avec les obligations qui incombent au Liban au titre du Protocole de Minnesota de 2016 des Nations unies, qui entend « protéger le droit à la vie et défendre la justice, le principe de responsabilité ainsi que le droit à un recours et à une réparation » en cas d’homicides illégaux. Le Protocole s’applique aux cas où « [u]n homicide a été commis du fait que l’État a potentiellement manqué à ses obligations de respecter la vie ». Le cas échéant, les États sont tenus d’amener les responsables à répondre de leurs actes, et le Protocole précise que l’impunité qui découle d’« amnisties générales » ou d’« une ingérence politique » va directement à l’encontre de cette obligation.
Amnesty International soutient les familles des victimes qui demandent aux autorités libanaises de lever immédiatement toutes les immunités accordées à des représentants des autorités, quels que soient leur rôle ou leur poste.
En juin, Amnesty International a écrit au Conseil des droits de l’homme de l’ONU avec une coalition de plus de 50 organisations libanaises et internationales, pour demander la création d’une mission d’enquête internationale – telle qu’une mission d’établissement des faits pour une année – sur l’explosion du port de Beyrouth. Cette lettre insistait sur les anomalies procédurales et systémiques qui empêchent le Liban de respecter ses obligations internationales lui imposant d’apporter réparation aux victimes.
Les mouvements de protestation des victimes et des familles de victimes montrent clairement quels sont les enjeux dans cette affaire. Leur douleur et leur colère sont exacerbées par les manœuvres des autorités qui, encore et encore, font obstruction à leur droit à la vérité et à la justice.
« Le Conseil des droits de l’homme doit les écouter et mettre en place d’urgence un mécanisme d’enquête afin de déterminer si par ses agissements l’État a causé des homicides illégaux ou y a contribué, et quelles sont les mesures qui doivent être prises afin de garantir un recours effectif pour les victimes.