Dix ans après la révolution tunisienne, qui a déclenché une vague de soulèvements un peu partout au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les victimes continuent de se battre pour obtenir justice et réparation pour les graves violations des droits humains commises durant ces événements, entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, a déclaré Amnesty International jeudi 14 janvier 2021 dans une déclaration détaillée.
Les gouvernements tunisiens successifs n’ont pas mis au rang de leurs priorités l’obligation de rendre des comptes pour les violations des droits humains perpétrées par les forces de sécurité. L’impunité pour les actes de torture et les autres mauvais traitements commis par le passé, ou pour le recours excessif à la force constaté à l’époque, a contribué à alimenter un cycle sans fin de violations.
Depuis mai 2018, au moins 10 procès liés à la répression violente de la révolution se sont ouverts devant les chambres criminelles spécialisées créées par la Loi relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation pour s’occuper des crimes passés, mais aucun verdict n’a été rendu. D’anciens et d’actuels fonctionnaires du ministère de l’Intérieur refusent de répondre aux assignations en justice.
Ces procès sont peut-être la dernière chance d’amener les responsables des crimes commis à rendre des comptes et de rendre justice aux victimes et à leurs familles.
Amna Guellali, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord à Amnesty International.
Or, ils sont considérablement affaiblis par l’obstruction systématique du secteur de la sécurité. Des agents des forces de l’ordre ignorent les citations à comparaître et les ordonnances judiciaires, encouragés par leurs syndicats, qui ont appelé au boycott de ces procédures », a déclaré Amna Guellali, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« D’anciens et d’actuels fonctionnaires du ministère de l’Intérieur accusés d’avoir tué arbitrairement des manifestant·e·s ou commis d’autres violations des droits humains durant la révolution défient le système judiciaire en s’abstenant encore et encore de se présenter aux audiences, ce qui est révélateur du sentiment d’impunité dont ils continuent de jouir en Tunisie aujourd’hui. »
La création des mécanismes de justice transitionnelle restera l’une des avancées notables héritées de la révolution tunisienne. Amnesty International appelle les autorités tunisiennes à soutenir ce processus en traduisant les auteurs présumés en justice et en apportant des garanties pour que les personnes accusées d’homicides et d’autres graves violations sur la personne de manifestant·e·s pacifiques soient poursuivies dans les meilleurs délais.
Pendant la révolution tunisienne, les forces de sécurité ont tué 132 manifestant·e·s et en ont blessé 4 000 autres, selon la commission nationale d’investigation sur les abus et les violations enregistrés pendant cette période. À l’issue de ces événements a été adoptée une loi sur la justice transitionnelle, qui a instauré une commission de vérité baptisée Instance vérité et dignité (IVD). Celle-ci a commencé ses travaux en 2016 et a recueilli les témoignages de milliers de victimes et de témoins. Deux ans plus tard, elle a transmis aux chambres criminelles spécialisées 12 actes d’accusation, qui ont donné lieu à 10 procès.
Au cours de ces deux dernières années, au moins 23 audiences se sont tenues devant les chambres criminelles spécialisées de différents tribunaux, notamment ceux de Tunis, du Kef et de Sidi Bouzid, dans le cadre de ces procès. Des dizaines de victimes et de témoins y ont été entendus, souvent en l’absence des accusés. Cependant, aucune affaire n’a atteint le stade des plaidoiries et aucun verdict ni jugement n’a encore été rendu.
Marwen Jamli, manifestant de 19 ans tué le 8 janvier 2011 à Thala, est l’une des victimes de la révolution. Son père, Kamel Jamli, a déclaré à Amnesty International que lui et sa famille faisaient depuis des années des allées et venues entre différents tribunaux, du tribunal militaire du Kef au tribunal de Tunis, puis maintenant à celui de Kasserine, dans l’espoir d’obtenir justice :
« Nos enfants ne sont pas morts pour rien ; il est de notre devoir de réclamer justice, afin que personne d’autre n’ait à subir ce que nous vivons. Ils ont sacrifié leur vie, nous ferons nous aussi les sacrifices nécessaires […] Nous allons continuer de nous rendre à Kasserine, malgré la fatigue et la vieillesse qui nous rattrapent. Nous savons qui a tué nos fils à Thala, nous savons que ces hommes sont toujours en poste et, tant que la justice n’aura pas été rendue, c’est quelque chose avec lequel nous devrons vivre au quotidien. Il faut au moins qu’ils avouent, qu’ils disent la vérité sur ce qu’ils ont fait et qu’ils expriment des remords. »
Mimoun Khadhraoui, dont le frère, Abdel Basset Khadhraoui, a été abattu par la police dans les rues de Tunis le 13 janvier 2011, a indiqué que lui et sa famille n’abandonneraient jamais leur quête de la vérité :
« … les gens qui croient le plus en ce processus de justice transitionnelle sont les familles des martyrs de la révolution. La preuve : nous sommes toujours là 10 ans après. Nous sommes fatigués et frustrés mais nous n’abandonnerons pas. Il ne s’agit pas seulement de notre droit à la justice ou du cas de mon frère, il s’agit aussi du droit du peuple tunisien à la vérité et à la justice. »
La Tunisie a l’obligation, aux termes du droit international, de veiller à ce que les victimes de violations des droits humains aient le droit à un recours effectif. Cela implique de garantir la vérité (en établissant les faits), la justice (en enquêtant sur les violations qui ont été commises et en en poursuivant les auteurs présumés) et l’octroi de réparations (en offrant pleinement et réellement réparation aux victimes et à leurs familles, sous les cinq formes suivantes : restitution, indemnisation, réadaptation, réhabilitation et garanties de non-répétition).
Alors que les mutations de personnel au sein de l’appareil judiciaire risquent de venir encore entraver les procès en cours, le Conseil supérieur de la magistrature doit veiller à ce que les juges des chambres criminelles spécialisées puissent mener à bien leur mission et que les changements annuels d’affectation des juges n’aient pas de conséquences négatives sur les procès actuellement ouverts et n’entraînent pas de retards injustifiés.