Pour les seuls mois d’octobre et de novembre, les autorités égyptiennes ont exécuté au moins 57 hommes et femmes, près du double des 32 exécutions recensées tout au long de l’année 2019, a déclaré Amnesty International le 2 décembre 2020. Cette offensive contre le droit à la vie concernait au moins 15 personnes condamnées à mort dans le cadre d’affaire liées à des violences politiques, à l’issue de procès manifestement iniques entachés par des « aveux » forcés et de graves violations des droits humains, notamment des actes de torture et des disparitions forcées.
Ce bilan choquant est probablement sous-estimé, car les autorités égyptiennes ne publient pas les chiffres relatifs aux exécutions, pas plus que le nombre de prisonniers se trouvant dans le quartier des condamnés à mort. Elles n’informent pas non plus à l’avance les familles et les avocats de la date d’une exécution. Les médias progouvernementaux ont relaté 91 exécutions depuis octobre, citant des sources officielles anonymes.
Les autorités égyptiennes se sont embarquées ces derniers mois dans une frénésie d’exécutions, ôtant la vie à de nombreuses personnes, dans certains cas à l’issue de procès collectifs manifestement iniques.
Philip Luther, directeur de la recherche et de l’action de plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Ces exécutions sont particulièrement affligeantes au regard des défaillances avérées et systématiques du droit à un procès équitable en Égypte, les tribunaux s’appuyant souvent sur des ” aveux ” obtenus sous la torture. Le pouvoir égyptien piétine le droit à la vie en affichant un mépris choquant pour ses obligations découlant du droit international et s’en prend aux courageux défenseur·e·s des droits humains de l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne, organisation qui recense et dénonce ces atteintes. »
En outre, les autorités égyptiennes répriment les organisations de défense des droits humains qui travaillent sur la peine de mort. Elles ont arrêté des membres du personnel de l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne (EIPR) entre le 15 et le 19 novembre et les ont interrogés au sujet de leur travail sur la justice pénale, notamment au sujet de l’article du 3 novembre portant sur la hausse inquiétante des exécutions.
Cette frénésie d’exécutions fait suite à des violences survenues à la prison de sécurité maximale n° 1 de Tora, ou prison d’al Aqrab (Scorpion), le 23 septembre, lorsque quatre prisonniers condamnés à mort et quatre membres des forces de sécurité ont été tués. Les sources officielles ont imputé ces violences à une tentative d’évasion. Cependant, aucune enquête indépendante et transparente n’a été menée sur ces faits.
Amnesty International s’est entretenue avec des avocats et des proches de prisonniers qui ont été exécutés ou se trouvent actuellement dans le quartier des condamnés à mort et a examiné des documents juridiques pertinents, ainsi que des rapports élaborés par des ONG égyptiennes, des articles parus dans les médias et des publications sur Facebook de familles de victimes de meurtre, de détenus et de personnes exécutées.
Hausse des exécutions
En octobre, 15 hommes reconnus coupables de meurtre dans le cadre d’affaires liées à des violences politiques ont été exécutés. En octobre et novembre, 38 hommes et quatre femmes ont aussi été mis à mort, déclarés coupables de meurtre dans le cadre d’affaires pénales classiques, ainsi que deux hommes reconnus coupables de viol.
Le 3 octobre, deux hommes ont été exécutés ; ils avaient été condamnés lors d’un procès collectif dans l’affaire dite de la bibliothèque d’Alexandrie, en raison de leur implication dans des violences politiques qui ont eu lieu au lendemain de la dispersion meurtrière par les autorités du sit-in à Rabaa, en août 2013.
Le 4 octobre, 10 hommes ont été exécutés après avoir été déclarés coupables et condamnés à mort, dans l’affaire dite d’« Agnad Masr », impliquant des attaques violentes contre des représentants de l’État et des biens publics. Les accusés ont déclaré au service du procureur général de la sûreté de l’État qu’ils avaient été victimes de disparitions forcées et d’actes de torture, mais aucune investigation n’a été menée sur ces allégations. L’un de ces hommes, Gamal Zaki, était apparu dans une vidéo présentant ses « aveux », diffusée par plusieurs médias avant même la fin du procès, bafouant gravement son droit à un procès équitable, notamment son droit de ne pas s’accuser lui-même et son droit à la présomption d’innocence.
Trois autres hommes exécutés le 4 octobre avaient été déclarés coupables dans le cadre d’une autre affaire de violences politiques au lendemain de la dispersion du sit-in à Rabaa. Cette affaire, dite « Prise d’assaut du poste de police de Kerdassa », impliquait la mort de 13 policiers. En décembre 2014, une chambre du tribunal pénal de Guizeh consacrée aux affaires de terrorisme a condamné 184 personnes, dont 183 à mort (34 par contumace) et un enfant de 10 ans à une peine de prison ; elle a prononcé deux acquittements, tandis que deux autres personnes sont mortes avant que le verdict ne soit rendu. Lors d’un nouveau procès, une chambre du tribunal pénal du Caire consacrée aux affaires de terrorisme a condamné à mort 20 accusés, dont 17 se trouvent toujours dans le quartier des condamnés à mort. Neuf organisations égyptiennes de défense des droits humains ont dénoncé ce verdict, mettant en avant les violations flagrantes des droits à un procès équitable, notamment le fait que les accusés ont été privés de la possibilité de consulter leurs avocats durant leur détention, interrogés en l’absence de leurs avocats et contraints de faire des « aveux ».
Amnesty International a déjà fait part de ses préoccupations concernant les violations des normes d’équité des procès, notamment lors de procédures collectives, et l’incapacité à démontrer la responsabilité pénale individuelle. La torture est endémique en Égypte et est fréquemment utilisée pour extorquer des « aveux », tandis que les tribunaux omettent régulièrement d’ordonner des investigations sur les allégations de torture et retiennent des éléments de preuve extorqués sous la torture.
Outre les 57 cas vérifiés par Amnesty International, les médias progouvernementaux ont relaté l’exécution de 31 hommes et trois femmes en octobre et novembre. Amnesty International n’a pas pu confirmer ces informations de manière indépendante, en partie parce que les familles se montrent réticentes à communiquer avec des organisations de défense des droits humains, par peur des représailles.
Menacés d’exécution
Du fait du manque de transparence dont font preuve les autorités égyptiennes, on ne connaît pas le nombre exact de prisonniers qui risquent actuellement d’être exécutés. Parmi ceux qui se trouvent dans le quartier des condamnés à mort après avoir épuisé tous les recours figure Wael Tawadros, aussi appelé père Isaiah, un moine reconnu coupable du meurtre de l’évêque Anba Epiphanius en avril 2019. Wael Tawadros a été condamné à mort à la suite d’un procès manifestement inique, lors duquel le tribunal s’est fondé sur ses aveux extorqués sous la torture pour prononcer sa condamnation. Il a également été privé du droit à une défense convenable.
D’après sa famille, Wael Tawadros a été arrêté et détenu dans un lieu tenu secret du 2 au 28 août 2018. Le ministère de l’Intérieur avait refusé de reconnaître sa détention et de révéler à sa famille le lieu où il se trouvait, et ne l’avait pas autorisé à communiquer avec son avocat, le soumettant de fait à une disparition forcée.
Selon une déclaration vidéo de Wael Tawadros présentée au tribunal, qu’Amnesty International a pu examiner, des policiers l’ont déshabillé entièrement, l’ont conduit au monastère et lui ont ordonné d’enfiler sa robe de moine. Il a ensuite été frappé et soumis à des décharges électriques, et s’est vu ordonner de jouer le meurtre présumé devant la caméra. Wael Tawadros a déclaré que lorsqu’un juge a ordonné qu’il soit conduit à l’hôpital pour un examen médical, le policier a enjoint au professionnel de santé d’écrire qu’il allait bien.
Des conditions cruelles et inhumaines
Dans le cadre de représailles manifestes faisant suite aux problèmes de sécurité survenus le 23 septembre à la prison d’al Aqrab, la quantité de nourriture distribuée aux détenus, y compris aux condamnés à mort, a été réduite et l’électricité a été coupée dans leurs cellules, selon des informations émanant de sources bien informées sur les conditions de détention dans cette prison. Les gardiens ont frappé 10 prisonniers à coups de tuyaux d’arrosage, de bâtons et de matraques et ont confisqué leurs affaires, y compris la literie. Après ces événements, la plupart ont été transférés dans des cellules d’isolement ou dans une autre prison de triste réputation, la prison n°2 de haute sécurité de Tora.
Selon la famille de Wael Tawadros, l’administration pénitentiaire d’Abaadiya l’a également soumis à des traitements discriminatoires et punitifs, en l’empêchant de correspondre avec sa famille et de voir régulièrement un prêtre, en violation des normes internationales et du droit égyptien. D’autres personnes détenues dans le même établissement ont pu exercer ces droits.
« Nous invitons les autorités égyptiennes à commuer toutes les sentences capitales et les prions d’annuler les condamnations et d’ordonner la tenue de nouveaux procès équitables excluant tout recours à la peine de mort pour Wael Tawadros et toute autre personne reconnue coupable à l’issue d’un procès inique. Par ailleurs, la communauté internationale, notamment les organes des Nations unies spécialisés dans les droits humains, doit demander publiquement aux autorités égyptiennes de bloquer immédiatement toute exécution. Enfin, les membres du Conseil des droits de l’homme de l’ONU doivent établir un mécanisme de surveillance et de communication de l’information sur la situation des droits humains en Égypte », a déclaré Philip Luther.