Avec une détermination qui fait froid dans le dos, les gouvernements du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont réprimé les manifestations au moyen d’une force brutale et ont bafoué les droits des centaines de milliers de personnes qui sont descendues dans la rue en 2019 pour réclamer plus de justice sociale et des réformes politiques, a déclaré Amnesty International mardi 18 février 2020, à l’occasion de la publication de son rapport annuel sur la situation des droits humains dans la région.
Le rapport Les droits humains au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Rétrospective 2019 – Sélection d’entrées pays montre que, au lieu d’écouter les revendications des manifestants, les gouvernements ont une fois de plus eu recours à une répression implacable pour réduire au silence des détracteurs pacifiques, tant dans la rue qu’en ligne. Rien qu’en Irak et en Iran, plusieurs centaines de personnes ont été tuées par les forces de sécurité lors de manifestations réprimées au moyen d’une force meurtrière. Au Liban, la police a eu recours à une force illégale et excessive pour disperser des manifestations. En Algérie, les autorités ont réprimé les manifestations en procédant à des arrestations massives et en engageant de nombreuses poursuites judiciaires. Dans toute la région, des gouvernements ont arrêté et poursuivi pour leurs commentaires en ligne des militant·e·s qui se tournaient vers les réseaux sociaux pour exprimer leur mécontentement.
« Défiant les autorités et témoignant d’une formidable détermination, des foules ont envahi les rues de la région, de l’Algérie au Liban en passant par l’Irak et l’Iran – souvent au risque de leur vie – afin de réclamer le respect des droits humains, la dignité et la justice sociale, ainsi que la fin de la corruption. Ces manifestants et manifestantes ont prouvé qu’ils ne se laisseraient pas intimider ni réduire au silence par leurs gouvernements », a déclaré Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, l’année 2019 a été une année de défi envers les autorités. C’est aussi une année qui a montré que l’espoir était toujours vivant – et que malgré les événements sanglants qui ont suivi les soulèvements de 2011 en Syrie, au Yémen et en Libye et la dégradation catastrophique de la situation des droits humains en Égypte, la foi des populations dans le pouvoir collectif de mobilisation pour le changement a été ranimée. »
Les manifestations au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ne sont pas sans rappeler celles qui ont vu des centaines de milliers de personnes descendre dans les rues pour revendiquer leurs droits dans d’autres pays du monde, de Hong Kong au Chili. Au Soudan, des manifestations de grande ampleur ont été violemment réprimées par les forces de sécurité et ont finalement abouti à la négociation d’un accord politique avec les associations qui avaient mené le mouvement de protestation.
Répression des manifestations
Dans l’ensemble de la région, les autorités ont utilisé tout un éventail de tactiques pour réprimer la vague de manifestations – arrêtant arbitrairement des milliers des manifestant·e·s et ayant parfois recours à une force excessive, voire meurtrière. Rien qu’en Irak et en Iran, des centaines de personnes ont été tuées et des milliers d’autres blessées lorsque les forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur les protestataires.
En Irak, où au moins 500 personnes sont mortes durant des manifestations en 2019, les manifestants ont fait preuve d’une formidable résilience, défiant les balles, les attaques meurtrières des tireurs embusqués et les tirs à bout portant de grenades lacrymogènes militaires causant de terribles blessures.
En Iran, des informations crédibles indiquent que les forces de sécurité ont fait plus de 300 morts et des milliers de blessés en seulement quatre jours, entre le 15 et le 18 novembre, quand elles ont réprimé des manifestations déclenchées à l’origine par une hausse du prix des carburants. Plusieurs milliers de personnes ont par ailleurs été arrêtées et beaucoup ont été soumises à une disparition forcée et à la torture.
En septembre, des femmes palestiniennes sont descendues dans la rue en Israël et dans les territoires palestiniens occupés pour protester contre les violences liées au genre et l’occupation militaire israélienne. Les forces israéliennes ont aussi tué des dizaines de Palestiniens et Palestiniennes durant des manifestations à Gaza et en Cisjordanie.
« Le lourd bilan des manifestations en Irak et en Iran montre bien jusqu’où les gouvernements sont prêts à aller pour réduire au silence toute forme d’opposition, a déclaré Philip Luther, directeur des recherches et des actions de plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International. Dans le même temps, dans les territoires palestiniens occupés, Israël a poursuivi sans relâche sa politique consistant à recourir à une force excessive, y compris meurtrière, contre les manifestants. »
En Algérie, où des manifestations de grande ampleur ont entraîné la chute du président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 20 ans, les autorités ont cherché à réprimer les manifestations en arrêtant arbitrairement et en poursuivant en justice de très nombreux manifestant·e·s.
Au Liban, les manifestations de masse qui ont débuté en octobre et ont conduit à la démission du gouvernement étaient au départ largement pacifiques, mais elles se sont heurtées à de nombreuses reprises à un usage illégal et excessif de la force. En outre, les forces de sécurité ne sont pas intervenues efficacement pour protéger les manifestants pacifiques des attaques de sympathisants de groupes politiques rivaux.
En Égypte, la vague de manifestations qui a éclaté en septembre, dans un pays où les mouvements de protestation sont rares, a pris les autorités par surprise et a donné lieu à des arrestations arbitraires massives ; plus de 4 000 personnes ont ainsi été arrêtées.
« Les gouvernements du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont fait preuve d’un mépris total à l’égard des droits des citoyens et citoyennes à la liberté de manifester et de s’exprimer pacifiquement, a déclaré Heba Morayef.
« Au lieu de lancer une répression meurtrière et de recourir à des mesures telles que l’utilisation excessive de la force, la torture ou la multiplication des arrestations arbitraires et des poursuites judiciaires, les autorités feraient mieux d’écouter les revendications en faveur de la justice sociale et économique ainsi que des droits politiques, et d’y répondre. »
Répression de la dissidence en ligne
Outre la répression des manifestations pacifiques dans la rue, les gouvernements de la région ont continué tout au long de 2019 à s’en prendre aux personnes qui exerçaient leur droit à la liberté d’expression en ligne. Des journalistes, des blogueurs et blogueuses et des militant·e·s qui avaient publié sur les réseaux sociaux des déclarations ou des vidéos jugées critiques à l’égard des autorités ont été arrêtés, interrogés et poursuivis en justice.
Selon les chiffres d’Amnesty International, des personnes étaient détenues en tant que prisonnières d’opinion dans 12 pays de la région et 136 personnes ont été arrêtées en 2019 pour la seule expression pacifique d’opinions en ligne. Les autorités ont aussi commis des abus de pouvoir pour bloquer l’accès à certaines informations en ligne ou les échanges de telles informations. Durant les manifestations en Iran, le gouvernement a imposé une fermeture presque totale d’Internet afin d’empêcher le partage de vidéos et de photos montrant des membres des forces de sécurité en train de tuer illégalement ou de blesser des manifestant·e·s. En Égypte, les autorités ont suspendu des applications de messagerie en ligne pour empêcher la tenue d’autres manifestations. Les autorités égyptiennes et palestiniennes ont également censuré des sites Internet, dont des sites d’actualités. En Iran, des réseaux sociaux demeuraient bloqués, dont Facebook, Telegram, Twitter et YouTube.
Certains gouvernements ont aussi utilisé des techniques plus sophistiquées de surveillance en ligne à l’encontre de défenseur·e·s des droits humains. Les recherches d’Amnesty International ont ainsi montré que deux défenseurs des droits humains marocains de premier plan avaient été pris pour cible à l’aide d’un logiciel espion développé par la compagnie israélienne NSO Group.
Cette même technologie avait déjà été utilisée contre des militants en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, ainsi que contre un membre du personnel d’Amnesty International.
Plus globalement, selon les informations dont Amnesty International a eu connaissance, 367 défenseur·e·s des droits humains ont été placés en détention (dont 240 arrêtés arbitrairement rien qu’en Iran) et 118 ont fait l’objet de poursuites judiciaires en 2019 ; les chiffres réels sont certainement plus élevés.
« Le fait que les gouvernements du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord appliquent une tolérance zéro à l’encontre de l’expression pacifique d’opinions en ligne montre combien elles craignent le pouvoir des idées qui remettent en cause les discours officiels. Les autorités doivent libérer immédiatement et sans condition tous les prisonniers et prisonnières d’opinion et cesser de harceler les personnes qui les critiquent sans violence et les défenseur·e·s des droits humains », a déclaré Philip Luther.
Quelques lueurs d’espoir
Malgré l’impunité persistante et généralisée qui règne dans toute la région, quelques petites avancées historiques ont eu lieu en termes d’obligation de rendre des comptes pour des violations des droits humains commises de longue date. L’annonce par la Cour pénale internationale (CPI) que des crimes de guerre ont été commis dans les territoires palestiniens occupés et qu’une enquête devrait être ouverte dès que la compétence territoriale de la CPI aura été confirmée offre une occasion cruciale de mettre un terme à des décennies d’impunité. La CPI a indiqué que la mort de manifestant·e·s palestiniens tués par Israël à Gaza pourrait entrer dans le champ de cette enquête.
De même, en Tunisie, l’Instance vérité et dignité a publié son rapport final et 78 procès se sont ouverts devant des chambres criminelles, offrant une chance rare de demander des comptes aux membres des forces de sécurité responsables de violations commises par le passé.
Les quelques progrès réalisés en matière de droits des femmes, obtenus après des années de campagne par les mouvements locaux de défense de ces droits, ne suffisent pas à contrebalancer la répression dont les défenseur·e·s des droits des femmes continuent de faire l’objet, en particulier en Arabie saoudite et en Iran, ni plus globalement la persistance de la discrimination généralisée à l’égard des femmes dans la région. L’Arabie saoudite a entrepris de réformer son système de tutelle masculine, introduisant des modifications attendues de longue date, mais celles-ci ont été éclipsées par le fait que cinq défenseures des droits humains sont restées injustement emprisonnées pour leur action militante durant toute l’année 2019.
Un certain nombre d’États du Golfe ont aussi annoncé des réformes destinées à améliorer la protection des travailleuses et travailleurs migrants. Le Qatar s’est notamment engagé à abolir son système de parrainage (kafala) et à améliorer l’accès des migrant·e·s à la justice. Les Émirats arabes unis et la Jordanie ont aussi annoncé des projets de réforme de leur système de parrainage. Néanmoins, les travailleuses et travailleurs migrants étaient toujours très largement en butte à l’exploitation et à des mauvais traitements dans la région.
« Les gouvernements du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord doivent comprendre que la répression des manifestations et l’emprisonnement des détracteurs et des défenseur·e·s des droits humains pacifiques ne feront pas taire les revendications des populations en faveur des droits économiques, sociaux et politiques fondamentaux. Au lieu d’ordonner des violations et des crimes graves pour rester au pouvoir, les gouvernements devraient accorder aux gens les droits politiques dont ils ont besoin pour exprimer leurs revendications socioéconomiques et pour demander des comptes à leurs dirigeants », a déclaré Heba Morayef.