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Par Eda Seyhan
« La mer est à une heure, on ne peut même pas amener les enfants à la plage », m’a dit Kamel Daoudi. À l’occasion des vacances scolaires, sa femme et ses trois jeunes enfants ont traversé tout le pays pour lui rendre visite dans une ville isolée de l’Ouest de la France – une ville qu’il ne peut pas quitter, sous peine d’être arrêté.
Il y a dix ans, Kamel Daoudi, un homme de 44 ans originaire d’Algérie, a fait l’objet d’une assignation à résidence qui s’apparente en fait à un placement en résidence surveillée pour une durée indéterminée.
Aux termes de cette mesure, il est confiné dans une ville qui a été choisie pour lui par le gouvernement : après avoir été déplacé six fois, il se trouve désormais à Saint-Jean-d’Angély, à plus de 400 km de sa famille. Il vit au bord de l’autoroute dans un hôtel sans charme qui a été approuvé par les autorités locales, et il doit pointer au commissariat trois fois par jour. La nuit, il n’est pas autorisé à quitter son hôtel, car il est soumis à un couvre-feu.
Les journées de Kamel Daoudi sont rigoureusement organisées autour de ses trajets au commissariat et de son couvre-feu. Au moindre dérapage, il risque la prison. « J’ai l’impression d’être le protagoniste du film Un Jour sans fin, qui revit la même journée et sait par avance ce qu’il va se produire a l’instant T, m’a-t-il confié.
Même la prison, c’est moins violent que ce que je vis actuellement ».
Et il sait de quoi il parle.
En 2005, il a été reconnu coupable d’une infraction liée au terrorisme et condamné à une peine de prison. Au cours de la procédure, il a été déchu de sa nationalité française. Il a passé six ans en prison, mais, même après avoir purgé sa peine, il n’a pas recouvré toute sa liberté. Au lieu de cela, les autorités françaises lui ont ordonné de quitter le pays. Toutefois, en raison du risque de torture et d’autres mauvais traitements auquel il aurait été exposé en Algérie, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la France ne pouvait pas l’y envoyer.
Le droit français autorise le gouvernement à assigner à résidence des étrangers qui, comme Kamel Daoudi, ne peuvent pas retourner dans le pays dont ils ont la nationalité. C’est ainsi qu’a commencé son calvaire, à cause d’un vide juridique qui l’empêche de vivre une vie normale.
Kamel Daoudi n’est pas le seul à être confronté à cette injustice. Si les mesures de contrôle administratif sont utilisées depuis longtemps dans le cas de ressortissants étrangers tels que lui, ce n’est que récemment qu’elles sont devenues un outil essentiel de l’arsenal antiterroriste de la France. Ces mesures de contrôle antiterroristes, qui n’étaient initialement prévues qu’à titre exceptionnel dans le cadre de l’état d’urgence, ont été intégrées dans le système juridique ordinaire en octobre 2017.
Le ministre de l’Intérieur peut décider de les appliquer « aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme », en ciblant les personnes sur la base de critères vagues et imprécis. En général, une personne sous le coup d’une telle mesure n’a pas connaissance des éléments retenus contre elle, à moins de faire appel ; et, même si elle forme un recours, elle n’a pas accès à l’ensemble de son dossier et se heurte à d’autres obstacles à la justice.
Les mesures en elles-mêmes cantonnent la personne visée à une ville spécifique, l’obligent à se présenter tous les jours au commissariat et, dans certains cas, l’empêchent de contacter certaines personnes ou de se rendre dans certains lieux. Si elle contrevient à l’une de ces conditions, elle risque la prison.
Ces mesures sont fondamentalement injustes. La justice préventive, qui pénalise quelqu’un en fonction des actions qu’il pourrait entreprendre, et non de celles qu’il a déjà commises, est loin de respecter les principes de la justice.
Si les autorités soupçonnent une personne d’un acte répréhensible, elles doivent enquêter et, en cas de preuves suffisantes, engager des poursuites contre elle.
En concentrant le pouvoir entre les mains du gouvernement, complètement en dehors du système de justice pénale ordinaire, les mesures de contrôle administratif ouvrent la voie à des pratiques abusives et à une application discriminatoire, notamment à l’encontre des musulmans. En contournant les tribunaux, elles privent les personnes concernées de la possibilité de prouver leur innocence et permettent au gouvernement de les sanctionner sans avoir démontré leur culpabilité.
L’utilisation accrue de mesures administratives dans le contexte de la lutte contre le terrorisme ne se limite pas à la France et elle s’est intensifiée de manière alarmante ces dernières années.
L’année dernière, le Parlement néerlandais a adopté une loi autorisant le gouvernement à imposer des mesures de contrôle pour des raisons de sécurité nationale à toute personne qui, selon lui, « peut être associée » à des actes « terroristes » ou les soutenir. Un projet de loi actuellement soumis au Parlement suisse habilite la police à imposer des restrictions, par exemple des interdictions de fréquenter certains individus, à des « personnes potentiellement dangereuses » sans les inculper d’une infraction.
Cette loi rappelle un élargissement similaire des pouvoirs de la police fédérale criminelle allemande décidé en mai 2017. La nature vague de ces mesures préventives, qui reposent sur des présomptions de « dangerosité » et des menaces potentielles plutôt que sur des preuves tangibles, vient s’ajouter aux stéréotypes qui persistent dans toute l’Europe à l’égard des musulmans, ouvrant la voie à des discriminations et des pratiques abusives.
Il est par ailleurs inquiétant de constater que les mesures administratives ne représentent qu’une partie de législations antiterroristes plus vastes introduites dans toute l’Europe ces dernières années, qui nuisent à l’état de droit et portent atteinte à des libertés considérées comme acquises depuis longtemps.
À Saint-Jean-d’Angély, nous sommes serrés dans la chambre d’hôtel de Kamel Daoudi, avec sa femme et ses enfants. Je lui demande ce qu’il ferait si la mesure administrative dont il fait l’objet était levée. « Tout simplement avoir une vie normale, me répond-il. La chose que je me suis promise avec ma femme, c’est qu’on voyagerait avec les enfants… Construire un quotidien avec comme seul but les désirs et l’éducation de mes enfants. J’essaierai de rattraper un peu le temps perdu. »
Publié le 25.11.2018
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